Pendant quelques semaines cet été, j’ai accompli une chose que je croyais révolue, comme conduire une Pontiac toute neuve ou monter un couagga : je me suis rendu au travail avec un vélo fabriqué au Canada. Non pas une machine conçue par un ingénieur de Toronto et fabriquée à Taïwan ni une bécane personnalisée qui a été montée à la main par un artisan du coin. Non, un véritable vélo destiné au marché de masse et fabriqué au Canada. Il roule bien en plus.
Devinci représente le dernier grand fabricant de vélos au Canada.
Le Newton de Devinci permet de faire l’aller-retour entre la maison et le travail. De belle facture, il est également équipé d’innovations intéressantes comme des lumières DEL clignotantes avant et arrière. Celles-ci sont intégrées aux fourches et clignotent lorsqu’on roule grâce à l’électricité générée par la dynamo située sur le moyeu de la roue avant.
Le Newton est équipé de lumières intégrées aux fourches avant et arrière dont l’énergie provient du mouvement de la roue avant.
J’ai découvert Devinci l’an dernier lorsque je devais produire un article sur les taxes liées à l’importation de vélos au Canada. Ces taxes étaient censées protéger les fabricants canadiens contre l’importation de vélos étrangers, produits à meilleur marché. Un mouvement s’organisait pour faire annuler ses frais d’importation prétextant que cette taxe était inutile puisqu’il n’existait plus aucun fabricant de vélos canadien. L’entreprise québécoise Devinci représente toutefois une exception à cette affirmation puisque c’est le dernier grand producteur de vélos au Canada. Avant d’appeler les gens de Devinci, je m’attendais à les entendre affirmer leur soutien à la conservation de cette taxe, la compétition avec la main-d’œuvre chinoise étant particulièrement féroce. Mais à ma grande surprise ses cadres ne semblaient pas du tout préoccupés par ce problème. Au terme de notre conversation, j’étais perplexe mais intrigué par cette société bien connue dans l’est du Canada, mais peu à l’ouest.
Lorsque la société m’a offert d’essayer une version démo du Newton, leur nouveau modèle, à l’occasion de sa campagne de promotion dans l’Ouest, j’ai accepté avec joie. D’une part, je voulais faire l’essai du vélo, mais je désirais également en connaître davantage sur cette petite entreprise québécoise qui semble heureuse de faire cavalier seul face à la concurrence mondiale.
Tout d’abord, je peux vous confirmer que le Newton est un vélo de qualité, équipé d’un cadre rigide et réactif. Il possède une belle fabrication jusque dans les moindres détails, comme les lumières clignotantes intégrées (faites attention lorsque vous enlevez la roue; j’ai arraché les câbles que j’ai pu réparer rapidement.). Il remplit bien son rôle de vélo hybride urbain et son côté pratique compense ses lacunes esthétiques.
Le cadre, particulièrement pratique, possède une belle structure en aluminium doublée de courbes bien dessinées, en plus d’afficher équilibre et légèreté. Et ce n’est peut-être pas un hasard si ce cadre fabriqué au Canada est au cœur de l’entreprise.
Devinci, qui a débuté en 1987 sous le nom Da Vinci jusqu’à ce que l’entrepreneur Felix Gauthier n’en reprenne les rênes, ne change les voyelles et ne développe l’entreprise au milieu des années 90, est située au beau milieu d’une région productrice d’aluminium. La conjoncture n’était pas particulièrement favorable aux fabricants de vélo à l’époque : les détaillants étrangers qui employaient une main-d’œuvre bon marché avaient accaparé le marché des vélos bas de gamme et avaient fait descendre les prix des vélos haut de gamme en réduisant le coût des pièces et des modèles, sans parler de la faible valeur du huard. La sous-traitance à l’étranger prenait de l’ampleur et la mention « fabriqué au Canada » était devenue un euphémisme pour « assemblé au Canada ». Bien entendu, de nos jours on compte quelques bonnes marques canadiennes qui font la conception, l’assemblage ou paient des impôts au Canada (Cervelo, Argon 18, Brodie and Norco, etc.), mais l’annonce faite par Raleigh Canada l’an dernier de la fermeture de son usine de vélos en Ontario semblait avoir sonné le glas de la fabrication canadienne.
Devinci fabrique des vélos en libre-service partout dans le monde, dont à Londres.
Mais pas pour Devinci. Le porte-parole de l’entreprise, David Régnier-Bourque, explique qu’au lieu de changer son fusil d’épaule, Devinci a plutôt misé sur l’expertise en aluminium présente dans la région, sur des investissements en R-D et sur le marché de vélos haut de gamme où elle se mesurait mieux aux autres grands joueurs de l’industrie.
« La soudure des cadres haut de gamme en aluminium requiert un doigté précis. Le moindre désalignement peut avoir un grand impact, explique M. Régnier-Bourque. Nous fabriquons des cadres en aluminium depuis de nombreuses années et nous en sommes venus à la conclusion qu’il n’est pas plus rentable de les faire produire à l’étranger. »
La société a reçu un coup de pouce additionnel ces dernières années. Elle s’est lancée dans la fabrication du vélo unique conçu par Michel Dallaire pour Bixi, le système montréalais de vélos en libre-service, qui a connu un succès mondial instantané. Tellement que Devinci fabrique maintenant ce type de vélo pour New York, Londres et des douzaines d’autres villes. Même si Bixi, la société qui gère le système de vélo libre-service, se trouve en difficulté en raison de problèmes financier et informatique, les vélos reçoivent leur part d’éloges pour leur robustesse, la qualité de leur fabrication et leur fonctionnalité. David Régnier-Bourque prévoit un retour en force de Bixi, ce qui permettra à Devinci de fabriquer 8000 vélos de libre-service par année.
L’entreprise québécoise Devinci mise sur l’expertise en aluminium présente dans la région.
Mais la société vise encore plus haut. Elle tente de tirer profit de son expertise en aluminium et d’innover pour continuer son expansion. Même si elle importe des pièces et des cadres en carbone pour fabriquer certains de ses vélos, elle soude toujours ses cadres en aluminium à son usine de façon à garantir la qualité, étant donné la nature délicate du procédé. D’avoir l’expertise à portée de main lui permet de s’ajuster aux changements du marché plus rapidement et d’innover de manière plus efficace. M. Régnier-Bourque cite par exemple les fourches légères et branchées du Newton inspirées du Bixi.
Et même si David Régnier-Bourque insiste sur la nature toute canadienne de Devinci, il sait que les dirigeants sont bien au fait que le patriotisme ne fait pas beaucoup vendre. « Nous sommes une entreprise privée, fière de produire ses vélos en Amérique du Nord. Mais il faut pouvoir offrir un vélo de qualité à prix raisonnable. Les clients nous disent que la fabrication au Canada leur importe, mais le produit doit d’abord être compétitif pour que cet aspect rentre en ligne de compte. »
C’est ce qui explique probablement l’indifférence que la société affiche face aux taxes canadiennes. David Régnier-Bourque suggère que Devinci retire certains bénéfices de la législation actuelle, mais comme elle importe aussi des pièces et même des cadres en carbone lorsque cela est profitable (Devinci produit des vélos de montagne, de route, etc.), elle paie aussi sa part de taxes. Selon lui, la clé du succès réside dans la production de produits de qualité et dans l’expansion. Cette stratégie sous-tend la percée aux États-Unis et dans l’ouest du Canada.
